samedi 29 novembre 2025

Le numérique et les destins de la fonction symbolique

 


Dès lors que notre rapport global au monde s’effectue désormais par le nombre – ce qu’indique expressément le terme omniprésent de « numérique » – qu’en est-il de ce que linguistes, psychanalystes et anthropologues appellent la « fonction symbolique » ? Surtout si l’on s’avise, en lisant Lacan, que cette fonction est ce qui subordonne la jouissance pour nous inscrire dans la loi du désir.

Pour commencer, retraçons brièvement l’évolution de cette notion de symbolique chez Lacan. Elle nous ramène, en apparence, très loin d’une vision mathématicienne du monde, puisqu’elle serait plutôt de type heideggérienne : c’est premièrement le registre de Parole qui, pour Lacan, est censé fonder le symbolique. La parole disant l’être (Heidegger), la parole vraie ou « pleine » (Lacan) par opposition à la parole vide, inauthentique. Chez le « parlêtre » allongé sur le divan du psychanalyste, la parole disant l’être n’est pas autre-chose que le dire de l’inconscient (parole elle-même vraie au sens où elle ne ment pas). Car le psychanalyste, contrairement au philosophe, porte l’accent sur le Dire qui se dissimule derrière le dit. La Parole comme engagement faisant acte de reconnaissance au regard de l’Autre, voilà ce qui peut définir premièrement le symbolique, dans une acception encore assez traditionnelle de la notion de symbole (= ce qui fait sens).

vendredi 28 novembre 2025

Le plaisir et la jouissance dans les environnements numériques

 


Technologies informatiques et mondes numériques

C’est une banalité de dire que la poussée du « numérique », d’internet, des « nouvelles technologies » et autres « objets communicants », jusqu’à l’IA omniprésente, sont en train de changer profondément non seulement notre rapport au monde et aux autres, mais aussi à nous-mêmes, au corps, au plaisir, à l’intime. Cependant ce vaste univers de la « technologie » ne se présente évidemment pas de façon homogène, notamment dans ses effets sur notre vie psychique. Les concepts de base, tels que « technique » ou même « technologie », sont d’ailleurs dépassés ou insuffisants pour rendre compte de ce qui nous « arrive ». Si l’invention des machines signait le passage d’une technique basée sur de simples (mais ingénieux) savoir-faire à des technologies complexes basées sur de savants calculs, la technologie qui nous occupe ici – l’informatique – se définit d’emblée comme un usage et une potentialité du numérique, au sens premier du terme. L’informatique produit non seulement des objets mais également des savoirs, et aussi des habitudes liées à ces objets et à ces nouveaux savoirs.

La démocratie augmentée : clameurs contre rumeurs

 


Rien n’est pire que la rumeur – sorte de degré zéro de l’opinion, quoique phénomène mimétique de masse toujours fort dangereux. L’on nous assure qu’aujourd’hui internet, avec des réseaux comme X ou Facebook, aurait favorisé une aggravation du phénomène. Internet aurait engendré une propension générationnelle à l’inaction, au désinvestissement politique, mais aurait en revanche surdéveloppé une sorte de rumeur bien-pensante : la conscience commune « indignée ». Certes, il y a lieu de se méfier de toute « conscience indignée » qui – au gré de l’actualité politique, sociétale, internationale – fait office de (bonne) conscience citoyenne pour un nombre non négligeable de contemporains. La conscience (seulement) indignée n'est pas tellement éloignée de la « belle âme » dont Hegel a fait la critique magistrale, comme si celle-ci avait simplement troqué son inaction légendaire par la posture (ou imposture ?) de l'indignation. Ce n'est pas que les motifs de contestation manquent aujourd'hui ni que l'indignation soit en elle-même condamnable ; il est juste et bon parfois de se révolter moralement, de se désolidariser radicalement, et de le manifester massivement. Or cette conscience pèche lorsqu'elle n'a plus rien de personnelle et réfléchie tout en n'étant pas encore militante et politique, lorsqu'elle se nourrit de la rumeur tout en faisant elle-même rumeur. Elle finit par se discréditer dans sa propre communication hystérique « de masse », particulièrement quand ses slogans se contentent de viser le « système ». Suspendue à sa propre manifestation, saoulée de son propre écho, la parole indignée ne vise aucun objet réel et ne s'adresse véritablement à personne. Elle ne cherche qu'à occuper l'espace de la communication, exactement comme les manifestants qui s'en réclament se contentent d'occuper physiquement et pacifiquement les places. Les mots, les images ne renvoyant plus qu'à eux-mêmes, une sorte de logique du simulacre (cf. Baudrillard) s'installe à l'image même de ce que ces indignés étaient censés condamner. Bref l'illusion règne toujours dans la caverne s'il est vrai que l'illusion ne réside pas tant dans le « système » que dans la croyance au système, et dans la puissance que nous lui octroyons pour mieux fuir notre propre réalité (cf. La Boétie, Stirner...) et nos responsabilités.

Iphone, imitation et innovation

 


L'une des caractéristiques des nouvelles technologies de la communication est la vitesse fulgurante avec laquelle elles se diffusent, se dispersent et atteignent leur niveau mondial de saturation, de sorte que l'innovation devient leur mode principal de survie économique. Face à cette réalité d'ordre macro-économique, la thèse d'une « obsolescence programmée » – imputable à quelque volonté maligne – des objets technologiques, relève purement et simplement du mythe.

Le corps et la sexualité assujettis au numérique ?

 

(David Cronenberg, Vidéodrome, 1983)


L’un des plus anciens fantasmes de l’humanité est la décorporisation, la possibilité de se déporter et de s’incarner dans un corps étranger, fût-il hallucinatoire. C’est un peu ce qu’autorise l’avatar sous la forme d’une image numérique dans la dimension dite « virtuelle ». Cela ne met pas en jeu une identification imaginaire de type structurante, nous pensons d’ailleurs que le virtuel en tant que réalité abstraite et mathématique est de nature plus hallucinatoire qu’imaginaire (s’il faut le rapporter à des catégories psychiques).

Misonéisme et techno-xénophobie

 


Les « nouvelles technologies » et surtout leur développement (traduisez : « envahissement ») cristallisent la haine des réactionnaires de tous poils… La peur récurrente de voir les robots, dans un avenir proche, nous « voler nos emplois » ou nous « voler nos vies » (nous, les « vrais humains »), n’est jamais qu’une nouvelle version d’un sentiment réactif et négatif bien ancré dans nos sociétés : la xénophobie. Gilbert Simondon en son temps l’avait parfaitement analysé : « La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme [rejet de toute innovation] orienté contre les machines n'est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l'étranger comme humain. De même, la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. » (Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Ed. Aubier, 1958, p. 11.)

Un "plan caché de la Nature" ?

 


Au-delà même du « monde des machines » où celles-ci se prennent peut-être à rêver d’existence autonome, règne ce  « monde virtuel », ce monde dématérialisé qui est devenu bien davantage qu’un simple « outil », mais plutôt un nouvel « environnement », un prolongement numérique du monde physique en train de devenir – pour certains – l’univers principal. Internet. Une représentation topologique d’internet le donnerait à voir comme une sorte de graphe collectif expressif de millions de requêtes individuelles, reliées, nouées, essaimées en nuages d'écritures dérivant sans autre consistance objective que celle des infrastructures techniques (réseau topographiquement représentable) le rendant opérationnel. 

L’« existence » numérique

 


Il convient, tout d'abord, ne faut pas confondre l’informatique avec la science de l’électronique. L’informatique est la science et la technique du calcul automatisé de l'information, par le biais d’une machine (ordinateur) qui manipule des données en fonction des instructions qu'on lui donne (programmes).  L'électronique est une discipline du traitement des signaux électriques, tandis que l'informatique produit de l'information en convertissant les signaux électroniques en signaux numériques ; l'informatique traite les signaux selon leur structure et non plus selon leur matière, les impulsions électriques se réduisant numériquement à une série de signaux discrets et codés (généralement par des 0 et des 1). Le traitement numérique de l’information est donc confié à une machine automate appelée vulgairement ordinateur, plus précisément un calculateur (« computeur ») numérique pour lequel les nombres sont représentés exclusivement par des chiffres et non par des quantités physiques comme dans le cas du calcul analogique.

De la réalité virtuelle à la réalité augmentée

 


Qu'est-ce que la "réalité virtuelle" ?

La réalité virtuelle est une très vieille idée, inhérente à la conscience et à la réflexion humaines. Descartes (avec l'hypothèse du malin génie) et Platon (avec l'allégorie de la caverne) ont émis l'hypothèse que les témoignages de nos sens ne sont peut-être que des illusions causées par des manipulateurs ou des esprits malins ; ils ont par-là esquissé la notion de réalité virtuelle en la rapportant à l’action possible (et inquiétante) de quelque grand Autre. Peut-être celui-ci ne figure-t-il pas autre chose que la prééminence de l’élément symbolique. C’est-à-dire que la réalité virtuelle n’est pas d’abord construite techniquement ; elle est inhérente au langage considéré au niveau du signifiant, rien d’autre que des séries de différences relatives et négatives. De fait, le traitement informatique de données par combinaisons algorithmiques n'est qu'une variante de cette possibilité plus générale et quasiment infinie que nous offre le langage de tout transformer en fiction.

Vous avez dit "virtuel" ?

 


En latin le mot virtus signifie la vertu, c'est-à-dire la force (vis) d'âme ou le courage faisant qu'un homme se conduira en héros (vir) valeureux et donc méritant. Mais virtus signifie encore logiquement la « propriété de » ou la « qualité de » (on dit « en vertu de »), le fait justement de posséder ces qualités morales. Puis le mot virtualis (en latin étendu) a été utilisé par la scolastique au sens de « virtuel » (potentiel, en puissance) par opposition à « actuel », et enfin il est employé plus tard au sens d'« éventuel » ou encore de simple possible, par opposition cette fois au « réel ». Remarquons que depuis sa lointaine étymologie latine jusqu'à ses usages les plus récents dans le domaine des technologies numériques, le mot « virtuel » n'endosse jamais le sens d'« artificiel » que l'on est tenté de faire jouer – par préjugé – contre la notion de « réel authentique ».